10
Il remonta assez loin la Route Maritime, tâchant au début de ne pas penser. Il avait découvert que parfois des idées inattendues vous venaient à l’improviste si vous leur teniez la porte ouverte, et se révélaient souvent précieuses.
Mais rien de tel ne se produisit cet après-midi-là. Confus, malheureux et l’esprit vide de toute idée nouvelle (et sans même l’espoir qu’une ne survienne), Bert avait finalement rebroussé chemin vers Hambry. Il arpenta la Grand-Rue d’un bout à l’autre, sans descendre de cheval, faisant signe de la main ou s’arrêtant pour parler aux gens qui le saluèrent d’un Aïle. Tous trois avaient connu nombre de gens bien dans cette ville. Il en considérait certains comme des amis et sentait que les petites gens d’Hambry les avaient adoptés – eux, si jeunots, si loin de chez eux et de leurs familles. Et plus Bert apprenait à connaître ces gens-là, moins il les soupçonnait de faire partie du sale petit jeu que jouaient Rimer et Jonas. Pourquoi l’Homme de Bien avait-il jeté son dévolu sur Hambry si ce n’était qu’elle fournissait une excellente couverture ?
Il y avait beaucoup de monde dehors, ce jour-là. Le marché des produits fermiers était en pleine effervescence, les échoppes sur rue étaient bondées, les enfants riaient à un spectacle de marionnettes où l’on voyait Guignon courser le pauvre Gnafrol, son souffre-douleur de toujours, pour lui administrer une volée de coups de bâton. Et on s’activait à qui mieux mieux pour les décorations de la Fête de la Moisson. Pourtant Cuthbert ne sautait pas de joie en pensant à la Fête. Parce qu’il n’était pas chez lui, que ce n’était pas la Moisson de Gilead ? Peut-être… mais avant tout parce qu’il avait le cœur lourd et qu’un plus grand poids encore plombait son esprit. Si grandir faisait cet effet-là, il songeait qu’il se serait bien passé de cette expérience.
Il sortit de la ville, laissant l’océan derrière lui ; il avançait face au soleil et son ombre s’étirait toujours plus longue dans son dos. Il songeait qu’il quitterait bientôt la Grand-Route pour gagner le Bar K en chevauchant à travers l’Aplomb. Mais avant de pouvoir faire ouf, voici qu’il vit venir son vieil ami, Sheemie, menant un mulet. Sheemie avançait, tête basse, épaules tombantes, sa sombrera rose de travers, les bottes pleines de poussière. Cuthbert eut l’impression qu’il revenait à pied de l’autre bout de la terre.
— Sheemie ! s’écria Cuthbert, anticipant le rictus joyeux du simplet et son baratin loufoque. Que tes journées soient longues et tes nuits plaisantes ! Comment vas-t… ?
Sheemie releva la tête et, tandis que le bord de sa sombrera lui découvrait la figure, Cuthbert se tut devant l’expression terrorisée du garçon. Il avait le teint livide, l’œil hagard et la lèvre tremblante.
11
Sheemie aurait pu atteindre la maison Delgado deux bonnes heures plus tôt, s’il l’avait voulu. Mais il avait traîné comme une tortue, comme si la lettre dont il était porteur freinait son pas. C’était affreux, trop affreux. Il pouvait même point y penser, car son cogiteur était cassé, si fait.
En un éclair, Cuthbert fut au bas de son cheval et se pressa vers Sheemie. Il le saisit aux épaules.
— Qu’est-ce qui se passe ? Raconte tout à ton vieux copain. Il se moquera pas de toi, parole.
En entendant la voix pleine de sympathie d’« Arthur Heath » et en le voyant si plein de sollicitude, Sheemie se mit à pleurer. L’ordre formel de Rhéa de ne rien dire à personne lui était sorti de la tête, il fit un récit complet entrecoupé de sanglots de ce qui lui était arrivé au cours de la matinée. À deux reprises, Cuthbert lui demanda de ralentir son débit, mais ce ne fut qu’une fois qu’il eut conduit Sheemie à l’ombre d’un arbre où ils s’assirent tous deux, que ce dernier put y arriver. Cuthbert l’écouta avec un malaise grandissant. À la fin de son histoire, Sheemie sortit une enveloppe de sa chemise.
Cuthbert brisa le sceau et lut le contenu ; ses yeux devinrent grands comme des soucoupes.
12
Roy Depape attendait Jonas au Repos des Voyageurs quand ce dernier revint d’excellente humeur de son expédition au Bar K. Une estafette avait fini par pointer son nez, lui annonça Depape, et la bonne humeur de Jonas monta encore d’un cran. Sauf que Roy n’avait pas l’air aussi satisfait que Jonas l’aurait cru. Et même pas satisfait du tout.
— L’individu a poussé jusqu’à Front de Mer, où je devine qu’il est attendu, dit Depape. Il veut te voir tout de suite. Si j’étais toi, je m’attarderais pas à grignoter ici, pas même un popkin. Je boirais même pas un coup. Vaut mieux avoir l’esprit clair pour traiter avec ce genre d’individu.
— On conseille gratis aujourd’hui, pas vrai, Roy ? fit Jonas d’un ton lourdement sarcastique.
Néanmoins, quand Pettie lui servit un baby whiskey, il le refusa net et demanda un verre d’eau à la place. Roy tirait une drôle de gueule, décida Jonas. Deux fois trop pâlichon, qu’il était le père Roy. Et quand Sheb s’installa devant le clavier et plaqua un accord, Depape pivota vivement dans sa direction, une main sur la crosse de son arme. Intéressant. Et un peu inquiétant.
— Allez, accouche, fiston, qu’est-ce qui te défrise autant le poil ?
Roy secoua la tête, l’air renfrogné.
— J’sais pas vraiment.
— Il s’appelle comment, l’individu ?
— Je lui ai pas demandé, et il me l’a pas dit. Il m’a montré le sigleu de Farson quand même. Tu sais bien.
Depape baissa la voix.
— L’œil.
Jonas savait, bien sûr. Il détestait cet œil fixe grand ouvert, n’arrivait pas à imaginer quelle mouche avait piqué Farson pour qu’il aille choisir un truc pareil. Pourquoi pas un poing dans un gantelet en cotte de mailles ? Ou bien des épées en faisceau ? Ou encore un oiseau ? Un faucon, par exemple – un faucon aurait fait un très bon sigleu. Mais cet œil…
— Fort bien, dit-il en vidant son verre d’eau.
Ça descendait bien plus facilement que le whiskey, mais, de toute façon, il avait le gosier sec comme de l’amadou.
— Faudra que je découvre le reste par moi-même, c’est ça ?
Au moment où il poussait les portes battantes du saloon, Depape l’appela. Jonas se retourna vers lui.
— Il ressemble à d’autres personnes, fit Depape.
— Explique-toi.
— C’est difficile à dire.
Depape avait l’air embarrassé et dépassé… mais aussi entêté. Pas près d’en démordre.
— On n’a parlé que cinq minutes, pas plus, mais à un moment je l’ai regardé et j’ai cru voir le vieux saligaud de Ritzy – celui que j’ai descendu. Un tout petit peu plus tard, je lui ai lancé un coup d’œil et je me suis dit comme ça : « Que je brûle en enfer si c’est pas mon pa qu’j’ai devant moi. » Puis, c’est passé ça aussi, et il a eu de nouveau l’air d’être lui.
— C’est-à-dire ?
— Tu jugeras par toi-même, je suppose. J’pense pas que t’aimeras beaucoup ça.
Jonas, appuyé contre l’un des battants ouverts, réfléchissait.
— Roy, c’était quand même pas Farson ? L’Homme de Bien, déguisé, comme qui dirait ?
Depape hésita, sourcils froncés, puis secoua la tête.
— Non.
— Tu es sûr ? On l’a vu qu’une fois, tu te rappelles, et pas de près.
Latigo le leur avait montré du doigt. Ça remontait à seize mois, par là.
— Oui, sûr. Tu te souviens de sa taille ?
Jonas opina. Farson n’avait rien d’un Lord Perth, mais faisait un bon mètre quatre-vingts, et était large d’épaules et de panse.
— Cet homme est de la même taille que Clay, peut-être moins. Et sa taille ne bouge pas, quelle que soit l’apparence qu’il prend.
Depape hésita un instant avant d’ajouter :
— Il rit comme un mort. J’ai pu à peine supporter de l’entendre rire comme ça.
— Comme un mort, ça veut dire quoi ?
Roy Depape secoua la tête.
— J’saurais pas dire exactement.
13
Vingt minutes plus tard, Eldred Jonas, passant à cheval sous ENTREZ EN PAIX, pénétrait dans la cour de Front de Mer, mal à l’aise parce qu’il avait attendu Latigo… et à moins que Roy ne se soit royalement trompé, ce n’était pas de Latigo qu’il héritait.
Miguel, rictus gingival dehors, s’avança en traînant les pieds et prit les rênes de la monture de Jonas.
— Reconocimiento.
— Por nada, jefe.
Jonas aperçut en entrant Olive Thorin assise dans le salon de devant comme un fantôme délaissé dans son coin et la salua d’un signe de tête. Elle lui rendit son salut avec un petit sourire triste.
— Sai Jonas, vous m’avez l’air en pleine forme. Si jamais vous voyez Hart…
— J’implore votre pardon, ma Dame, mais c’est le Chancelier que je suis venu voir, répondit Jonas.
Il monta rapidement au premier pour gagner la suite du Chancelier, avant d’enfiler un étroit couloir de pierre, mal éclairé par des brûleurs à gaz.
Arrivé au bout du corridor, il toqua à la porte qui le barrait – en chêne massif et cuivre, encastrée dans une arche. Si Rimer avait peu de goût pour Susan Delgado et ses pareilles, il adorait en revanche l’apparat du pouvoir ; c’était ce qui faisait sortir tout raide son colimaçon de sa coquille. Jonas frappa à nouveau.
— Entrez, mon ami, dit une voix – qui n’était pas celle de Rimer.
L’invite fut suivie d’un petit rire maniéré qui donna la chair de poule à Jonas. Il rit comme un mort, avait dit Roy.
Jonas poussa la porte et entra. Rimer avait aussi peu de goût pour l’encens que pour les hanches et les lèvres des femmes, et pourtant de l’encens brûlait ici et maintenant – une odeur boisée qui remémora à Jonas la cour à Gilead et les cérémonies officielles dans le Grand Hall. Les brûleurs à gaz étaient montés à fond. Les draperies, de velours violet, couleur de la royauté, couleur préférée de Rimer, tremblaient imperceptiblement sous la brise de mer qui entrait par les fenêtres ouvertes. Pas trace de Rimer ni de quiconque, tant qu’on y était. Des portes ouvertes donnaient sur un petit balcon, mais là non plus, il n’y avait personne.
Jonas pénétra plus avant dans la pièce ; il jeta un coup d’œil dans un miroir au cadre doré sur le mur du fond pour contrôler ses arrières sans tourner la tête. Rien ni personne, là non plus. Devant lui, sur sa gauche, il vit une table dressée pour deux couverts et un repas froid qui attendait, mais personne d’assis. Et pourtant, quelqu’un lui avait parlé. Quelqu’un qui, à en juger par la voix, s’était trouvé juste de l’autre côté de la porte. Jonas dégaina.
— Allons, voyons, fit la voix qui l’avait prié d’entrer, s’élevant cette fois derrière l’épaule gauche de Jonas. Vous n’avez pas besoin de ça, il n’y a que des amis ici. Nous sommes tous du même côté, vous le savez.
Jonas pivota sur ses talons, se sentant soudain vieux et lent. Il se retrouva face à un homme de taille moyenne, à puissante carrure, semblait-il, aux yeux d’un bleu vif et aux joues d’un rose dû à la bonne santé ou au bon vin. Son sourire révélait de petites dents pointues, comme limées à cet effet – car elles n’avaient rien de naturel. Il portait la robe noire d’un moine, capuchon rabattu en arrière. Jonas, qui avait d’abord cru l’homme chauve, vit qu’il s’était trompé. Son crâne avait été si rigoureusement tondu qu’il ne lui restait plus qu’un léger duvet.
— Rangez donc votre pétoire, dit l’homme en noir. Il n’y a que des amis ici, je vous l’ai dit – de vrais culs et chemises. Nous allons rompre le pain et parler de beaucoup de choses – de bœufs, de citernes et si oui ou non Frank Sinatra était un meilleur crooner qu’Herr Crosby.
— Qui ça ? Meilleur quoi ?
— Vous ne connaissez pas, c’est sans importance.
À nouveau, l’homme en noir fit sonner son rire de crécelle. Et qui ressemblait, songea Jonas, à ce qu’on s’attend qui s’échappe des fenêtres à barreaux d’un asile d’aliénés.
Se retournant, il contempla à nouveau le reflet dans le miroir. Cette fois, il vit l’homme en noir qui lui souriait, grandeur nature. Mes dieux, avait-il été là tout du long ?
Oui, mais tu pouvais pas le voir tant qu’il n’était pas prêt à être vu. Je sais pas s’il est magicien, mais c’est un homme-glam, pour sûr. Peut-être même que Farson est un sorcier.
Il se retourna. L’homme en robe de moine souriait toujours. Mais on ne voyait plus ses dents pointues. Ses dents, limées pour les rendre pointues. Jonas était prêt à en ficher sa montre et son billet.
— Où est Rimer ?
— Je l’ai expédié faire répéter son catéchisme à la jeune sai Delgado pour le Jour de la Moisson, dit l’homme en noir.
Il entoura d’un bras amical les épaules de Jonas, l’entraînant vers la table.
— Il vaut mieux que notre palabre se déroule en tête à tête, je pense.
Jonas ne tenait pas à faire offense à l’envoyé de Farson, mais le contact de son bras lui fut intolérable. Une vraie pestilence. Il le repoussa d’un haussement d’épaules et se dirigea vers l’une des chaises, tâchant de ne pas frissonner. Rien d’étonnant à ce que Depape soit revenu aussi livide de la Roche Suspendue. Rien d’étonnant, sacrebleu !
Au lieu de se sentir offensé, l’homme en noir se mit à rire de plus belle. (Oui, songea Jonas, il a tout à fait le rire d’un homme mort, si fait.) Un instant, Jonas crut que Fardo, le père de Cort, se trouvait avec lui dans cette pièce – Fardo, celui qui l’avait envoyé dans l’Ouest, il y avait déjà tant d’années de ça –, et porta à nouveau la main à son arme. Puis il n’eut plus devant lui que l’homme en noir, lui souriant d’un air entendu des plus déplaisants, avec ses yeux d’un bleu dansant comme la flamme des brûleurs à gaz.
— Vous avez vu quelque chose d’intéressant, sai Jonas ?
— Si fait, répondit Jonas en s’asseyant. De la bouffe.
Il prit un morceau de pain et l’avala d’un coup. Le pain adhéra à sa langue desséchée, mais il ne l’en mâcha pas moins avec détermination.
— Brave garçon.
L’autre s’assit à son tour et versa du vin, servant d’abord Jonas.
— Et maintenant, mon ami, racontez-moi tout ce que vous avez fait depuis l’arrivée de ces trois gêneurs de gamins, plus tout ce que vous savez et avez prévu de faire. Et, sans omettre le moindre iota, ce serait préférable.
— Montrez-moi d’abord votre sigleu.
— Bien entendu. Quel prudent vous faites !
L’homme en noir sortit de sa défroque un carré de métal – en argent, estima Jonas. Il le lança sur la table où il cliqueta jusqu’à l’assiette de Jonas. Il portait gravé ce à quoi ce dernier s’attendait – ce hideux œil fixe.
— Satisfait ?
Jonas opina.
— Faites-le reglisser vers moi.
Jonas tendit la main pour le saisir, mais sa main, ferme en temps normal, était maintenant à l’image de sa voix flûtée et mal posée. Il observa un instant ses doigts pris de tremblements, puis reposa prestement sa main sur la table.
— Je… j’aimerais mieux pas.
Non, pas question. Soudain, il sut que si jamais il le touchait, l’œil gravé dans l’argent tournerait dans son orbite… et se fixerait sur lui.
L’homme en noir partit de son rire de crécelle et fit un geste de rappel des doigts de sa main droite. La boucle d’argent (elle apparaissait telle à Jonas) glissa vers l’homme en noir… et remonta dans la manche de sa robe tissée main.
— Abracadabra ! Boul ! Fini ! Et maintenant, continua l’homme en noir, sirotant délicatement son vin, si nous en avons terminé avec ces fastidieuses formalités…
— Encore une chose, dit Jonas. Vous connaissez mon nom, j’aimerais connaître le vôtre.
— Appelez-moi Walter, dit l’homme en noir, dont le sourire disparut soudainement. Ce bon vieux Walter, c’est moi. À présent, voyons où nous en sommes et où nous allons. En bref, palabrons.
14
Quand Cuthbert rentra au baraquement, la nuit était tombée. Roland et Alain jouaient aux cartes. Ils avaient si bien nettoyé l’endroit qu’il avait presque repris son aspect habituel (grâce à l’essence de térébenthine qu’ils avaient dénichée dans un placard de l’ancien bureau du régisseur, les graffitis sur les murs n’étaient plus que les fantômes rosâtres d’eux-mêmes) ; pour l’heure, ils étaient plongés dans une partie de Casa Fuerte, ou de « méla-mélu », comme on désignait ce jeu dans leur partie du monde. Quelle que fût son appellation, ce n’était rien d’autre qu’une variante à deux joueurs du Surveille-Moi, le jeu de cartes qu’on pratiquait dans les saloons et les baraquements depuis la jeunesse du monde.
Roland releva les yeux aussitôt, tâchant de prendre la température émotionnelle de Bert. Si extérieurement, Roland était plus impassible que jamais, ayant même fait égalité avec Alain après quatre manches difficiles, il était dans un état d’agitation intérieure où la douleur le disputait à l’indécision. Alain lui avait rapporté les propos que Cuthbert lui avait tenus dans la cour et c’étaient des choses terribles à entendre de la bouche d’un ami, même de seconde main. Ce qui le taraudait le plus, cependant, c’était ce que Cuthbert lui avait assené juste avant de passer la porte : Tu baptises amour ton insouciance et tu te fais une vertu de ton irresponsabilité. Y avait-il une chance qu’il ait fait une chose pareille ? Il n’avait cessé de se répéter que non – que les directives qu’il leur avait demandé de suivre étaient dures à respecter mais pleines de bon sens, les seules qui rimaient à quelque chose. Les gueulantes de Cuthbert n’étaient que du vent, le simple résultat de sa nervosité… et de sa fureur devant l’outrage de leur sanctuaire ainsi souillé. Et pourtant…
Dis-lui que ses bonnes raisons sont mauvaises et qu’il a tort sur toute la ligne.
C’était impossible.
Vraiment ?
Cuthbert souriait et avait des couleurs, comme s’il était rentré au galop, les trois quarts du temps. Il avait l’air jeune, beau et plein de vitalité. Heureux, en un mot et en fait. Presque redevenu le Cuthbert de toujours – celui qui était capable de babiller de joyeuses absurdités à un crâne de corneille jusqu’à ce qu’on le supplie de la fermer.
Mais Roland ne se fia pas à ce qu’il voyait. Le sourire de Bert avait quelque chose de faux et la coloration de ses joues aurait pu trahir aussi bien la colère que la bonne santé. Quant à l’éclat de ses yeux, il évoquait plus celui de la fièvre que celui de la gaieté. Le visage de Roland ne laissa rien transparaître, mais son cœur défaillit. Il avait espéré que la tempête se serait calmée d’elle-même, au bout d’un petit moment, mais il ne croyait pas que ce fût le cas. Lançant un coup d’œil à Alain, il constata qu’il était du même avis.
Cuthbert, tout sera fini dans trois semaines. Si seulement je pouvais te le dire.
L’idée qui le frappa en retour était d’une simplicité renversante : Qu’est-ce qui t’en empêche ?
Il prit conscience qu’il n’en savait rien. Pourquoi était-il resté sur son quant-à-soi ? Dans quel but ? Avait-il été aveugle ? Mes dieux, l’avait-il été ?
— Salut, Bert, dit-il. Tu as fait une belle ba…
— Oui, une belle balade, je dirais même plus, très belle. Et très instructive, en plus. Viens dehors, j’aimerais te montrer quelque chose.
Roland aimait de moins en moins le mince glacis d’hilarité des yeux de Bert, mais il déposa ses cartes, masquant son jeu en un parfait éventail sur la table et se leva.
Alain le tira par la manche.
— Non ! fit-il à voix basse d’un ton paniqué. Tu ne vois pas l’air qu’il a ?
— Si, répondit Roland, le cœur lourd.
S’avançant vers l’ami qui ne ressemblait plus du tout à un ami, Roland se rendit compte pour la première fois qu’il avait pris ses décisions dans un état proche de l’ivresse. Mais avait-il vraiment pris des décisions ? Il n’en était plus du tout certain.
— Qu’est-ce que tu aimerais me montrer, Bert ?
— Quelque chose de prodigieux, répondit Bert avant d’éclater de rire.
On percevait de la haine, peut-être même des envies de meurtre dans ce rire.
— Tu voudras voir ça de près, j’en suis sûr.
— Bert, qu’est-ce que tu as qui va pas ? demanda Alain.
— Qu’est-ce que j’ai, moi, qui va pas ? Rien, Alain. Je suis heureux comme une flèche au lever du soleil, une abeille butinant une fleur, un poisson dans l’océan.
Et se retournant pour franchir la porte, il partit d’un nouvel éclat de rire.
— Ne sors pas, dit Alain. Il a perdu l’esprit.
— Si notre camaraderie est brisée, nous n’avons plus aucune chance de quitter Mejis vivants, dit Roland. Cela étant, je préfère périr de la main d’un ami que de celle d’un ennemi.
Et il sortit. Après un instant d’hésitation, Alain le suivit. Son visage reflétait une pure détresse.
15
La Chasseresse s’était enfuie et la Lune du Démon ne montrait pas encore sa face, mais le ciel plein d’étoiles éclairait suffisamment pour qu’on y voie. Le cheval de Cuthbert, encore sellé, était à l’attache. Plus loin, le carré de terre battue de la cour d’entrée luisait comme un dais d’argent terni.
— Eh bien ? demanda Roland.
Aucun d’eux n’était armé, du moins. Dieux merci.
— Qu’est-ce que tu voulais me montrer ?
— C’est par ici.
Cuthbert s’arrêta à mi-chemin entre le baraquement et les ruines calcinées de l’ancienne demeure. Il désigna un point sur le sol avec beaucoup d’assurance. Mais Roland ne distingua rien qui sortît de l’ordinaire. Il rejoignit Cuthbert et baissa les yeux.
— Je ne vois…
Une brillante lueur – mille fois celle des étoiles – explosa dans sa tête quand le poing de Cuthbert le cueillit à la pointe du menton. C’était la première fois, sauf par jeu (et quand ils étaient de tout petits garçons), que Bert le frappait. Si Roland ne perdit pas conscience, il perdit en revanche le contrôle de ses bras et de ses jambes. Ils étaient à la fois là et ailleurs, comme exilés dans un autre pays, battant l’air tels les membres d’une poupée de chiffon. Il s’affala sur le dos, soulevant des nuages de poussière. Les étoiles semblaient affectées d’un étrange mouvement en arc de cercle, laissant des traînées laiteuses dans leur sillage. Les oreilles lui tintaient.
Il entendit de très loin Alain qui criait :
— Imbécile ! Espèce d’idiot stupide !
Au prix d’un effort formidable, Roland réussit à tourner la tête. Il vit Alain se porter vers lui et Cuthbert, qui ne souriait plus, le repousser.
— C’est entre lui et moi, Al. Toi, tu restes en dehors.
— Tu l’as frappé en traître, salopard !
Alain, lent à s’échauffer, développait une colère que Cuthbert pourrait bien regretter. Il faut que je me remette debout, songea Roland, il faut que je m’interpose avant que quelque chose d’encore pis n’arrive. Il se mit à remuer faiblement bras et jambes dans la poussière.
— Oui… il nous a traités de la même manière, dit Cuthbert. Je n’ai fait que lui retourner le compliment.
Il baissa les yeux.
— Voilà ce que je voulais te montrer, Roland. Ce petit arpent de poussière que tu as mordu. Si tu mâches bien, peut-être que ça te remettra les idées en place.
À présent, la moutarde montait au nez de Roland. Sentant une froideur infiltrer ses pensées, il lutta contre elle, pour mieux constater sa défaite. Jonas ne comptait plus ; les citernes de Citgo ne comptaient plus ; même le complot d’approvisionnement qu’ils avaient découvert ne comptait plus. Sous peu, l’Affiliation et le ka-tet, qu’il s’était donné tant de peine pour préserver, cesseraient de compter, eux aussi.
Ses jambes et ses pieds perdant leur engourdissement superficiel, il se redressa en position assise. Il leva calmement les yeux vers Bert, les mains serrées, le visage fermé. Il voyait encore plein de petites étoiles.
— Je t’aime beaucoup, Cuthbert, mais je ne supporterai pas plus longtemps ton insubordination et tes crises de jalousie. Si je te rendais la monnaie de ta pièce pour l’ensemble, je crois bien qu’on pourrait numéroter tes abattis, aussi vais-je me contenter de te châtier pour m’avoir frappé sans que je l’aie vu venir.
— Et j’t’fais confiance pour ça, mon goujat, répliqua Cuthbert, s’alignant sans effort sur le patois d’Hambry. Mais d’abord, tu pourrais avoir envie de jeter un œil là-dessus.
Et il lui lança presque dédaigneusement une feuille de papier qui, frappant la poitrine de Roland, atterrit sur ses genoux.
Roland s’en saisit, sentant déjà s’émousser le pic de sa colère grandissante.
— C’est quoi ?
— Ouvre et vois par toi-même. On peut lire à la lueur des étoiles.
Roland déplia lentement, avec répugnance, la feuille de papier où il lut ce qui suit :
Roland lut et relut. La seconde fois, il eut plus de mal, car ses mains s’étaient mises à trembler. Il revit chaque endroit de ses rendez-vous avec Susan – le hangar à bateaux, la cabane, la bicoque –, mais sous un nouvel éclairage, sachant à présent que quelqu’un d’autre les avait vus aussi. Et dire qu’il avait cru qu’ils faisaient preuve de beaucoup d’astuce. Comme il s’était montré confiant quant à leur discrétion et à leur capacité à préserver leur secret ! Et pourtant, quelqu’un n’avait cessé de les épier. Susan avait eu raison. Quelqu’un avait tout vu.
J’ai tout risqué. La vie de Susan, comme la nôtre à tous les trois.
Raconte-lui ce que je t’ai dit sur la porte de l’enfer.
Et la voix de Susan d’enchaîner : Le ka est comme le vent… si tu m’aimes, alors aime-moi jusqu’au bout.
Et il lui avait obéi, persuadé avec l’arrogance de sa jeunesse que tout tournerait bien sans autre raison, oui, il avait cru cela dans son for intérieur – que lui, c’était lui et que le ka devait être au service de son amour.
— J’ai fait l’idiot, dit-il.
Et sa voix tremblait comme ses mains.
— Oh oui, dit Cuthbert. Pour sûr.
Il tomba à genoux dans la poussière, en face de Roland.
— Si tu veux me frapper maintenant, ne te gêne pas. Cogne aussi fort que tu veux et autant que tu peux. Je ne te rendrai pas tes coups. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour te réveiller et te remettre face à tes responsabilités. Si tu dors encore, qu’il en soit ainsi. Quel que soit le cas de figure, je t’aime toujours.
Bert saisit Roland aux épaules et planta un baiser rapide sur la joue de son ami.
Roland se mit à pleurer. Ses larmes étaient des larmes de gratitude, mais aussi de honte et de confusion mêlées ; au plus obscur de son être, une infime partie de lui-même détestait Cuthbert et le détesterait à tout jamais. Cette haine était davantage due à son baiser qu’au coup de poing à la mâchoire qu’il n’avait pas vu venir ; plus à son pardon qu’à sa remise des pendules à l’heure.
Il se leva ; tenant toujours la lettre dans l’une de ses mains salie de poussière, il essuya du revers de l’autre, sans grande efficacité, ses joues humides. Il chancela, mais quand Cuthbert avança la main pour lui éviter de perdre l’équilibre, Roland le repoussa si violemment que Cuthbert serait tombé à son tour si Alain ne l’avait pas rattrapé par les épaules.
Puis, très lentement, Roland se laissa retomber – mais cette fois devant Cuthbert, mains levées et tête basse.
— Roland, non ! s’écria Cuthbert.
— Si, dit Roland. J’ai oublié le visage de mon père, j’implore ton pardon !
— Oui, d’accord, oui, aux noms des dieux !
C’était au tour de Cuthbert de donner l’impression qu’il pleurait.
— Mais… relève-toi, je t’en prie ! Ça me brise le cœur de te voir comme ça !
Et à moi de m’humilier comme ça, songea Roland. Mais j’ai tout fait pour en arriver là, n’est-ce pas ? À cette cour obscure, avec ma tête en feu et mon cœur qui déborde de honte et de peur. C’est mon lot, acheté et payé.
Ils l’aidèrent à se relever et Roland les laissa faire.
— T’as une sacrée gauche, Bert, dit-il d’un ton qui aurait pu passer pour normal.
— Seulement quand on ne la voit pas venir, tempéra Bert.
— Cette lettre – comment est-elle tombée entre tes mains ?
Cuthbert lui narra sa rencontre avec Sheemie, paniqué et en détresse, comme s’il attendait une intervention du ka… et en la personne d’« Arthur Heath », le ka avait fait son office.
— Elle est de la sorcière, donc, fit Roland d’un ton rêveur. Oui, mais comment est-elle au courant ? Elle ne quitte jamais le Cöos, du moins à ce que m’a dit Susan.
— Je n’en sais rien. Et je m’en moque. Pour l’instant, ce qui m’intéresse, c’est de m’assurer que Sheemie ne pâtisse pas de m’avoir parlé et donné ce billet. Ce qui m’intéresse ensuite, c’est que la vieille Rhéa ne tente pas une nouvelle fois de communiquer ce qu’elle a découvert.
— Si j’ai commis une terrible erreur, dit Roland, ce n’est pas d’avoir aimé Susan. Ni moi ni elle n’y pouvions rien changer. Vous me croyez ?
— Oui, dit Alain aussitôt.
Au bout d’un instant, et presque à contrecœur, Cuthbert dit :
— Si fait, Roland.
— Je me suis montré arrogant et stupide. Si ce billet avait été remis à sa tante, elle risquait d’être envoyée en exil.
— Et nous au diable, par le truchement d’une corde de pendu, ajouta sèchement Cuthbert. Même si je sais que cela te semble peu de chose en comparaison.
— Et la sorcière ? demanda Alain. Qu’est-ce qu’on va faire à son sujet ?
Roland se tourna avec un petit sourire vers le nord-ouest.
— Rhéa, dit-il. Avant toute autre chose, c’est une faiseuse d’embrouilles de première, pas vrai ? Et les faiseuses d’embrouilles, il faut les mettre au pas.
Il repartit vers le baraquement, la démarche lourde, l’oreille basse. Cuthbert, regardant Alain, vit que ce dernier avait lui aussi la larme à l’œil. Bert lui tendit la main. Alain la fixa un instant sans la prendre. Puis il opina – son mouvement de tête semblait plus à sa propre adresse qu’à celle de Cuthbert – et la serra.
— Tu as fait ce que tu devais faire, dit Alain. J’en ai douté au début, mais plus maintenant.
Cuthbert exhala un soupir de soulagement.
— Et j’ai agi comme je devais le faire. Si je ne l’avais pas pris par surprise…
— … il t’aurait roué de coups. Et tu en aurais vu des vertes et des pas mûres.
— Toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, convint Cuthbert.
— Je dirais même plus, toutes celles de l’Arc-en-Ciel du Magicien, dit Alain. Plein d’autres couleurs pour pas un rond.
Là-dessus, Cuthbert éclata de rire. Tous deux revinrent vers le baraquement, où Roland dessellait le cheval de Bert.
Ce dernier s’apprêtait à aller lui prêter main-forte, mais Alain le retint.
— Laisse-le tranquille un petit moment, fit-il. Ça vaut mieux.
Ils entrèrent et quand Roland les rejoignit à son tour dix minutes plus tard, il trouva Cuthbert en train de jouer la manche à sa place. Et il la gagna.
— Bert, fit-il.
Cuthbert leva les yeux.
— Toi et moi, on a une petite affaire à régler demain. Là-haut sur le Cöos.
— On va la tuer ?
Roland accorda à la chose un long moment de réflexion. Il releva enfin les yeux et dit en se mordant les lèvres :
— On devrait.
— Si fait, on devrait. Mais est-ce qu’on va le faire ?
— Non, à moins d’y être obligés, je suppose.
Plus tard, il regretterait amèrement cette décision – si c’en était bien une – tout en comprenant pourquoi il l’avait prise. Il n’était guère plus âgé que Jake Chambers, cet automne-là à Mejis, et décider de tuer ne vient ni facilement ni naturellement à l’esprit de la plupart des garçons de cet âge.
— Pas à moins qu’elle ne nous y force.
— Vaudrait peut-être mieux qu’elle fasse en sorte, dit Cuthbert.
C’était le langage rude d’un pistolero, mais il ne parut pas troublé de le tenir.
— Oui, peut-être. Mais ce n’est guère probable. Elle est bien trop rusée pour ça. Prépare-toi à te lever tôt.
— Très bien. Tu veux que je te redonne la main ?
— Alors que tu vas lui mettre la pâtée ? Pas question.
Roland, passant devant eux, gagna sa couchette où il s’assit, se perdant dans la contemplation de ses mains croisées sur ses genoux. Il aurait pu tout aussi bien être en prière que plongé dans ses pensées. Cuthbert l’observa un instant, puis reporta son attention sur le jeu.
16
Le soleil était au ras de l’horizon quand Roland et Cuthbert se mirent en route, le lendemain matin. L’Aplomb, encore détrempé de rosée, semblait incendié d’un flamboiement orange dans le jour qui se levait. La respiration des deux garçons et le souffle de leurs chevaux se condensaient en petits nuages dans l’air vif. Commençait une matinée que ni l’un ni l’autre ne devaient oublier jamais. Pour la première fois de leur vie, ils arboraient des étuis à revolver ; pour la première fois de leur vie, ils pénétraient dans le monde des pistoleros.
Cuthbert ne disait mot – il savait qu’une fois lancé, il ne ferait que babiller des flots d’absurdités à son habitude – et Roland était taciturne par nature. Ils n’eurent qu’un bref échange.
— Je t’ai dit que je n’avais commis qu’une terrible erreur, commença Roland. C’est ce billet (il toucha sa poche-poitrine) qui m’a rafraîchi la mémoire. Et tu sais quelle est l’erreur que j’ai faite ?
— Pas d’aimer Susan, non, pas ça, dit Cuthbert. Tu appelles ça le ka et j’appelle ça tout pareil.
Ce fut un grand soulagement pour Cuthbert d’être capable de dire cela et un soulagement encore plus grand d’y croire. Cuthbert pensait qu’il pouvait même accepter Susan à présent, non comme la maîtresse de son meilleur ami, une fille que lui-même avait désirée dès qu’il l’avait vue, mais comme faisant partie de l’intersection de leurs destinées.
— Non, reprit Roland. Pas de l’aimer, mais de croire que cet amour pouvait demeurer à l’écart de tout le reste. Que je pouvais vivre une double vie – une avec toi et Al et notre boulot ici, l’autre avec elle. J’ai cru que l’amour pourrait me dérober au ka comme les ailes d’un oiseau peuvent le dérober à tous ses ennemis. Tu comprends ?
— Il t’a aveuglé, fit Cuthbert avec une gentillesse tout à fait étrangère au jeune homme qui avait souffert ces deux derniers mois.
— Oui, dit Roland avec tristesse. Il m’a aveuglé… mais à présent je vois clair. Allons, pressons un peu l’allure, s’il te plaît. J’ai hâte d’en avoir fini.
17
Ils gravirent à cheval le chemin charretier plein d’ornières que Susan (une Susan alors bien moins au fait des usages du monde) avait monté en chantant « Amour Insouciant », à la clarté de la Lune des Baisers. Quand le chemin s’ouvrit pour laisser place à la cour de Rhéa, ils arrêtèrent leurs montures.
— Quelle vue magnifique ! murmura Roland. On peut voir d’ici toute l’étendue du désert.
— On ne peut pas en dire autant de ce qu’il y a devant nous.
Ce qui n’était que trop vrai. Le potager était plein de légumes « mutés » que personne ne s’était donné la peine de ramasser, le pantin de chiffon qui les présidait faisait l’effet soit d’une mauvaise plaisanterie, soit d’un mauvais augure. La cour n’offrait qu’un seul arbre, perdant ses feuilles mortes à l’image d’un vieux vautour tout déplumé. La masure proprement dite se trouvait au-delà de cet arbre : construite en pierre grossière, elle était coiffée d’un unique tuyau de cheminée noir de suie, où était peint en jaune sarcasme un signe cabalistique. Au fond, dans le coin, on apercevait un tas de bois.
Roland avait vu nombre de masures semblables – lui et ses deux compagnons étaient passés devant, en venant de Gilead jusqu’ici –, mais aucune ne lui avait paru aussi puissamment anormale que celle-ci. Cela ne tenait pas tant à ce qu’il voyait qu’à l’impression, trop forte pour être niée, d’une présence. Celle de quelqu’un qui guettait, à l’affût.
Cuthbert avait la même.
— Doit-on approcher ? fit-il en déglutissant. Faut-il qu’on entre ? Parce que… Roland, la porte est ouverte. Tu as vu ?
Il avait vu. Comme si elle les attendait. Comme si elle les invitait à entrer et à prendre part avec elle à son innommable petit déjeuner.
— Reste ici.
Roland poussa Flash en avant.
— Non ! Je viens avec toi !
— Non, couvre mes arrières. Si je suis obligé d’entrer, je te hélerai pour que tu me rejoignes… mais si je suis obligé d’entrer, la vieille qui vit là ne respirera plus. Et comme tu l’as dit, ça vaudrait peut-être mieux.
Flash avançait au pas et Roland sentait croître dans son cœur et son esprit cette impression d’anormalité. L’endroit empestait, envahi d’une odeur de charogne et d’un brouet réchauffé de tomates pourries. Elle s’échappait de la masure, supposa-t-il, mais paraissait en même temps s’élever du sol. Et à chaque pas, le geignement de la tramée semblait plus fort, comme si l’atmosphère ambiante ne faisait que l’amplifier.
Susan est montée ici toute seule, et dans le noir, songea Roland. Mes dieux, je ne suis pas certain que j’aurais pu en faire autant, malgré la compagnie de mes amis.
Il fit halte sous l’arbre et observa par la porte béante, à peine à vingt pas. Il aperçut ce qui aurait pu passer pour une cuisine : les pieds d’une table, le dossier d’une chaise, une pierre de foyer encrassée. Nulle trace de la dame de ces lieux. Mais elle était là. Roland pouvait la sentir promener ses yeux sur lui comme de répugnants insectes.
Je n’arrive pas à la voir car elle a dû user de son art pour s’estomper… mais elle n’en est pas moins présente.
Mais peut-être la voyait-il tout bonnement. L’air chatoyait étrangement à droite près de la porte, à l’intérieur, comme si on l’avait chauffé. On avait raconté à Roland que l’on pouvait distinguer quelqu’un d’estompé en tournant la tête et en épiant du coin de l’œil. Ce qu’il fit.
— Roland ? appela Cuthbert dans son dos.
— Jusqu’ici tout va bien, Bert.
Il ne faisait pas attention aux mots qu’il disait, car… oui ! Ce chatoiement était moins indistinct à présent et dessinait presque la forme d’une femme. C’était peut-être un tour de son imagination, bien entendu, mais…
Mais à ce moment-là, comme si elle comprenait qu’il l’avait devinée, le chatoiement recula dans l’ombre. Roland eut le temps d’apercevoir le bord ondulant d’une vieille robe noire, puis plus rien.
Peu importe. Il n’était pas venu pour la voir, mais pour lui donner un avertissement… ce qui était toujours plus que ce que leurs pères lui auraient donné, sans doute.
— Rhéa !
Sa voix gronda avec sa sévérité et son âpreté d’autrefois et sur un ton comminatoire. Deux feuilles jaunies se détachèrent de l’arbre comme libérées, toutes frissonnantes, par cette voix et l’une d’elles vint se prendre dans les cheveux noirs de Roland. De la masure ne monta qu’un silence attentif et attentiste… puis le miaulement discordant et moqueur d’un chat.
— Rhéa, fille de personne ! Je te rapporte quelque chose qui t’appartient, femme ! Une chose que tu dois avoir perdue !
Il sortit de sa chemise la lettre pliée et la jeta sur le sol rocailleux.
— Aujourd’hui, je me suis montré ton ami, Rhéa, car si cette lettre avait atteint sa destinataire, tu l’aurais payé de ta vie.
Il marqua un temps. Une autre feuille voleta de l’arbre. Celle-ci atterrit dans la crinière de Flash.
— Écoute-moi bien, Rhéa, fille de personne, et comprends-moi bien. Je suis venu ici sous le nom de Will Dearborn, mais Dearborn n’est pas mon vrai nom et je suis au service de l’Affiliation. Il y a plus, il y a tout ce qui sous-tend l’Affiliation – à savoir, la puissance du Blanc. Tu t’es mise en travers du chemin de notre ka, je ne te préviendrai qu’une seule fois : ne t’y retrouve pas une nouvelle fois. Tu m’as compris ?
Rien que ce silence attentiste.
— Ne t’avise pas de toucher un seul cheveu de la tête du garçon que tu avais chargé de propager ta mauvaise action ou tu mourras. Plus un seul mot de ce que tu sais ou crois savoir à quiconque – ni à Cordélia Delgado, ni à Jonas, ni à Rimer, ni à Thorin – ou tu mourras. Tiens-toi tranquille et nous nous tiendrons tranquilles. N’en fais qu’à ta tête et on saura te calmer. Tu m’as compris ?
Le silence s’accrut encore. Les vitres sales des fenêtres le scrutaient comme des yeux. La brise souffla, faisant pleuvoir d’autres feuilles autour de lui et craquer vilainement le pantin de chiffon sur son piquet. Roland se remémora brièvement Hax le cuisinier se balançant au bout d’une corde.
— Tu m’as compris ?
Pas de réponse. Il ne voyait plus aucun chatoiement par la porte ouverte à présent.
— Très bien, fit Roland en conclusion. Qui ne dit mot consent.
Il fit tourner bride à son cheval. Ce faisant, il leva légèrement la tête et aperçut quelque chose de vert se glisser parmi le jaune des feuilles, au-dessus de sa tête. Puis entendit un faible sifflement.
— Attention, Roland ! Un serpent ! hurla Cuthbert.
Mais avant même que la menace se fût précisée, Roland avait dégainé l’un de ses revolvers.
Il se baissa en biais sur sa selle, s’arc-boutant de la jambe gauche et du talon tandis que Flash piaffait et caracolait. Il tira à trois reprises, déclenchant un tonnerre qui déchira le calme de l’atmosphère et dont les collines voisines renvoyèrent le roulement. À chaque coup de feu, le serpent rebondissait en l’air, son sang ajoutant des taches rouges au bleu du ciel et au jaune du feuillage. La dernière balle le décapita et quand il retomba sur le sol pour de bon, ce fut en deux tronçons. De l’intérieur de la masure s’éleva une plainte de rage et de douleur si atroce qu’elle glaça l’épine dorsale de Roland.
— Espèce de salopard ! hurla une voix de femme, tapie dans l’ombre. Goujat assassin ! Mon ami ! Oh, mon doux ami !
— Si c’était ton ami, il ne fallait pas le dresser contre moi, dit Roland. Souviens-t’en, Rhéa, fille de personne.
La voix poussa un autre cri perçant, puis se tut.
Roland rejoignit Cuthbert, tout en rengainant son arme. Bert ouvrait des yeux ronds d’effarement.
— Roland, quel carton ! Mes dieux, quel carton !
— Partons d’ici.
— Mais on ignore toujours comment elle a su !
— Tu crois qu’elle nous le dirait ?
La voix de Roland tremblait imperceptiblement. Cette façon que le serpent avait eue de surgir d’entre les feuilles à l’improviste et de le menacer… il avait encore du mal à croire qu’il en ait réchappé.
— On pourrait la forcer à parler, suggéra Cuthbert.
Mais à son ton, Roland pouvait affirmer que Bert n’avait aucun goût pour ce genre de recours. Plus tard, peut-être, après bien des années à courir les routes en pistolero, il aurait assez d’estomac pour torturer et tuer sur place n’importe qui mais, pour le moment, certainement pas.
— Même si on en était capables, on pourrait pas lui faire dire la vérité. Elle et ses pareilles mentent comme elles respirent. Si on l’a convaincue de se taire, on en a assez fait pour aujourd’hui. Viens, je déteste cet endroit.
18
Pendant leur chevauchée vers la ville, Roland dit :
— Il faut qu’on se réunisse.
— Tous les quatre, tu veux dire ?
— Oui. Je veux vous dire tout ce que je sais et tout ce que je subodore. Je veux vous parler de mon plan, si l’on peut parler de plan. Et vous apprendre pourquoi nous avons attendu.
— Ce serait une très bonne chose, en effet.
— Susan peut nous être utile.
Roland semblait se parler à lui-même. Cuthbert s’amusa de voir que la feuille prise dans ses cheveux lui faisait comme une couronne.
— Susan était toute désignée pour nous aider. Pourquoi ne l’ai-je pas vu ?
— Parce que l’amour est aveugle, dit Cuthbert, légèrement sarcastique, en frappant Roland sur l’épaule. Eh oui, mon vieux, l’amour est aveugle.
19
Une fois sûre que les garçons étaient partis, Rhéa franchit furtivement la porte et sortit au soleil qui lui était si odieux. Elle boitilla jusqu’à l’arbre et tombant à genoux près des restes de son serpent, se mit à sangloter bruyamment.
— Ermot, Ermot ! s’écria-t-elle. Vois ce qu’ils ont fait de toi !
La tête gisait d’un côté, la gueule ouverte, les deux crocs dégouttant encore leur poison – gouttelettes transparentes qui étincelaient comme de minuscules prismes dans la clarté du jour qui s’accentuait. Le reptile avait l’œil vitreux et furieux. Rhéa ramassa Ermot et baisa sa gueule écaille use, buvant les dernières gouttes de venin, pleurant et ramageant à qui mieux mieux.
De l’autre main, elle saisit le long corps déchiqueté, gémissant à la moindre blessure qui trouait sa peau satinée, mettant à nu la chair rouge. Deux fois, elle pressa sa tête contre la dépouille d’Ermot, prononçant des incantations non suivies d’effet. Évidemment. Ermot était maintenant hors de portée de ses sortilèges. Pauvre Ermot !
Pressant la tête d’une part, le corps de l’autre, contre ses mamelles flétries, les dernières gouttes du sang d’Ermot mouillant le corsage de sa robe, elle fixa la direction que les garçons avaient prise.
— Je vous revaudrai ça, murmura-t-elle. Par tous les dieux qui ont jamais existé, je vous revaudrai ça. Quand vous vous y attendrez le moins, Rhéa sera là et vos cris vous déchireront le gosier. Vous m’entendez ? Vos cris vous déchireront le gosier !
Elle resta encore un petit moment à genoux, puis se releva et regagna sa masure d’un pas lourd, serrant Ermot sur son cœur.